Nous assistons aujourd’hui à de nombreuses et surprenantes reconversions : beaucoup de gens quittent des postes à responsabilité, aux dénominations grandiloquentes qui suffisent à attester de leur réussite, pour devenir plombier, ouvrir une boulangerie ou encore rentrer chez les Compagnons du devoir en charpenterie ! Alors que le travail intellectuel représente depuis des décennies la quintessence du savoir et de la réussite, au détriment du travail manuel qui, dès l’école, est considéré comme la voie de « garage » pour ceux qui ne sont pas scolaires, nous assistons à un renversement de situation. Le choix du travail manuel serait-il une réponse au manque de sens professionnel ? Pour répondre à cette question, retour sur un divorce qui a profondément atteint le sens du travail : celui de la pensée et de l'agir. 

Un article de Sophie Chavoix

travail manuel

37% des salariés français envisagent une réorientation vers des métiers manuels

D'après un sondage réalisé par OpinionWay en 2022 pour L’Atelier des chefs, organisme de formation spécialisé dans « les métiers de la main et de l'humain », 37 % des salariés français envisagent de se réorienter vers des métiers manuels. Parmi ces personnes, 51 % ont moins de 35 ans et 35 % proviennent des catégories socio-professionnelles supérieures. Toujours selon l’étude, ce phénomène traduit un désir croissant de trouver un sens professionnel, remettant en question le concept d'une carrière linéaire et suscitant des doutes sur le modèle traditionnel du salariat. L’étude rapporte encore que les salariés envisageant une reconversion vers l'artisanat sont principalement motivés par la fierté de produire manuellement (30% des sondés).

La divergence du penser et du faire

Dans son livre Éloge du carburateur paru en février 2016, Matthew B. Crawford, brillant universitaire américain qui a démissionné d’un Think tank à Washington pour monter un garage de réparation de moto, nous explique que l’intellectuel est bien présent dans le travail manuel. Pour lui, c’est la séparation entre le faire et le penser qui peut être à l’origine de la perte de sens du travail en général.

Tout commence au début du XXe siècle. Le travail manuel change de nature après l’apparition de la chaîne de montage en 1913. Taylor est alors ingénieur en chef des usines Ford. Il met en place l’Organisation Scientifique du Travail (O.S.T.) qui repose sur trois principes :  la parcellisation des tâches, la spécialisation des salariés, et la séparation des tâches de conception, d'exécution et de contrôle. Taylor écrit à ce sujet : « Toute forme de travail cérébral devrait être éliminée de l’atelier et recentrée au sein du département conception et planification ». Taylor sépare ainsi le travail intellectuel du travail manuel. Le travail intellectuel est confié aux ingénieurs du bureau d’études qui montrent le « one best way » : les gestes les plus optimaux sont sélectionnés, compilés, chronométrés. Le travail manuel quant à lui devient un simple travail d’exécution par les ouvriers qui sont dépossédés non seulement de leurs outils, généralement légués par leur père, mais aussi de leur savoir-faire. Ils n’ont plus qu’à répéter indéfiniment les mêmes tâches, sans aucune part de réflexion, conduisant à une absurdité génialement illustrée par Charlie Chaplin dans Les temps modernes

Il n’y a plus de facteur de différenciation entre les ouvriers qui deviennent interchangeables. Ford profite de la baisse du coût du travail qui en résulte pour augmenter la productivité. Cette nouvelle organisation suscite d’énormes résistances qui poussent les ouvriers à aller à la concurrence dans une industrie en plein développement. A cette époque, Ford devait embaucher 900 salariés pour en garder 100. Alors il décide d’augmenter les salaires, ce qu’il finance par la hausse de la productivité. Il tue ainsi la concurrence en vidant de leur main d’œuvre les petits fabricants concurrents.

On assiste donc à une entrée en crise du travail avec cette première divergence entre faire et penser. L’ouvrier est « décérébré », écrit Crawford : il exécute ce que le bureau d’Études pense. Le travail manuel est vidé de sa substance.

Ceux qui pensent, les cols blancs, sont les héros aux mains propres qui font tourner l’entreprise, l’usine… La tendance s’accélère tout au long du XXe siècle, à tel point qu’à partir des années 80-90 aux États-Unis, les outils disparaissent des écoles, et avec eux les cours de technologie. Les enseignants préparent leurs élèves à être des « travailleurs de la connaissance ». Petit à petit nos économies modernes sont vidées de leurs industries qui sont délocalisées dans des pays à faible coût de main d’œuvre. En France, comme ailleurs, l’économie se « sur-tertiarise ». Les cabinets de conseil en tout genre se développent et attirent comme des aimants les jeunes diplômés. Le travail intellectuel est signe de réussite. L’ouvrier, l’artisan, tout comme l’agriculteur sont pris de haut. Ce n’est pas nouveau ! Dans son roman Les étoiles de Compostelle, paru en 1985, Henri Vincenot met dans la bouche d’un maître compagnon qui enseigne, au XIIIe siècle à son apprenti l’art de la construction d’une abbaye, les paroles suivantes :

Tout ce qui s’est fait de beau dans le monde est passé par la main, et le monde grec s’est effondré pour avoir méprisé ces mains-là. Platon dans Phèdre a proposé un classement des hommes : en haut de l’échelle, c’était le philosophe, sur le deuxième échelon c’était le roi, sur le troisième le politique, qui gère la cité et le reste était de la roupie de sansonnet, de la merde de coucou : le médecin, le poète et tout en bas, tout en bas l’artisan et le paysan. »

 

Mais à quoi ressemble le travail intellectuel des cols blancs aujourd’hui ? Il s’appuie sur des process, procédures, tableurs Excel… : dans ce type de travail, on manipule des abstractions en faisant tourner des algorithmes, et en appliquant des procédures. On est loin du penser. Penser, au contraire, c’est exercer son intelligence. Être intelligent devant la chose, et rendre la chose intelligente pour nous. Penser c’est aussi adapter les moyens disponibles à des fins posées. La pensée, « c’est l’art d’embrayer » (Crawford). C’est l’intelligence pratique, qui vient de métis (méthode) par opposition à l’intelligence logos (spéculative). Il faut trouver une solution et pour cela, être ingénieux, c’est-à-dire trouver le jugement appliqué à la situation pratique pour trouver une solution.

Crawford constate qu’il y a aujourd’hui dans de nombreux métiers une carence de pensée. Il est illusoire de croire que faire des tableaux, des « reportings » ou suivre des procédures laisse de la place à la réflexion. La divergence réapparaît, cette fois-ci entre penser et manier des algorithmes. La décision n’est plus issue d’une réflexion, mais d’un calcul. C’est au tour du travail intellectuel d’être vidé de sa substance.

Ce qui arrive aux cols blancs, explique Crawford, est issu du même processus que pour le travail manuel lors de la mise en place de l’O.S.T. Le travail intellectuel des cols blancs est en train d’être « décérébré » par les process, les procédures et les tableurs Excel. Les gens ne comprennent plus ce qu’ils font. D’où un sentiment de perte de sens généralisé.

En dehors des plombiers et des réparateurs de motos plus personne ne sait ce qu’il fait à proprement parler. » M. B. Crawford

La crise du sens

Nous l’avons vu, dès lors qu’il y a une séparation entre faire et penser (travail manuel), entre penser et manipuler des algorithmes (travail intellectuel), séparation issue de la conception taylorienne du travail, ce dernier perd tout son sens. Cette perte de sens trouve son origine dans un deuxième facteur.

Autrefois, le travail avait une dimension sacrificielle. Travailler, c’était s’inscrire dans une réalité socio-économique avec ses contraintes. La société avait besoin du travail des individus qui avaient eux-mêmes besoin de la société. Cela représentait un contrat social au milieu duquel se trouvait l’entreprise. Chacun assumait ses contraintes, même en souffrant, parce que le contrat permettait un jour de s’acheter une belle maison, avec un jardin, une voiture… Là se trouvait le sens du travail.

Mais le chômage de masse a remis ce contrat en question. Malgré ses sacrifices, l’individu n’est pas sûr de garder son emploi, et de pouvoir un jour acquérir la maison de ses rêves. Le contrat social est rompu.  Dès lors, l’individu ne fait plus partie de la société mais il y fait face. Il ne s’intéresse plus qu’à ses droits et remet en cause l’autorité. Et il impose la valeur du consentement.

C’est pourquoi les entreprises doivent réenchanter le travail à tout prix, car elles ont en face d’elles des individus qui marchent au consentement. Il faut répondre donc à cette attente de sens.

Il faut que le travail ait un contenu éthique, et que les acteurs économiques se sentent personnellement engagés dans leur travail. » M. B. Crawford

Réenchanter le travail par le travail manuel ?

Le travail manuel est le travail qui opère sur une chose qui est à quelqu’un et dont il a besoin. Cette conscience du besoin est le cadre de l’engagement éthique. Lorsqu’un garagiste répare une moto, il sait que son propriétaire en a besoin. Son travail est utile et apportera une véritable satisfaction, voire de la joie à son client, qui se sera privé plusieurs jours de son mode de transport. C’est l’utilité d’un travail qui lui donne tout son sens.

De plus, le travail manuel vient réconcilier le penser (satisfaction de la solution) et le faire (créativité de l’agir). Il est composé d’habitudes (gestes réglés et répétés) et d’adaptation (capacité d’innovation et d’invention dans la réalité du problème). Il y a donc bien une composante intellectuelle dans tout travail manuel, hors de la logique taylorienne du travail bien entendu. En d’autres termes, quand le faire et le penser sont réunis, le travail manuel retrouve son sens.

J’ai toujours éprouvé un sentiment de créativité et de compétence beaucoup plus aigu dans l’exercice d’une tâche manuelle que dans bien des emplois officiellement définis comme travail intellectuel. » M. B. Crawford

Dans son livre Éloge du bricolage, Fanny Lederlin va encore plus loin en opposant la logique d’ingénieur au bricolage :

  • La logique d’ingénieur, c’est la quête de productivité, d’efficacité donc d’optimum. Elle consiste à viser le plus court chemin qui va d’un point A à un point B, ou à calculer le plus grand profit pour un moindre coût par l’exécution de plans. Cette logique signifie que la « fin justifie les moyens » et que cette fin risque de remettre en question la liberté humaine. En effet, la logique d’ingénieur, aujourd’hui amplifiée par l’appareil algorithmique, empêchent les individus de penser : « En laissant insidieusement les algorithmes coloniser leur esprit et commander leurs actions, les hommes et les femmes du XXIe siècle pourraient finir par renoncer à exercer leur faculté de juger et par accepter des mesures liberticides. » selon Fanny Lederlin. Cette perte de liberté vient s’ajouter à la perte de sens, dont elle découle.
  • Le bricolage, lui, est une rencontre pratique avec le réel : « Le bricolage se présente comme une tactique qui fait précéder la théorie par la pratique » explique Fanny Lederlin. D’ailleurs bricolage prend depuis la renaissance le sens de « moyen détourné, habile ». Il y a bien dans ce mot la notion de ruse, donc de pensée. Dans le bricolage, ce sont les moyens qui fixent la fin. Le bricolage est une démarche, manuelle qui engage le corps. « Il s’agit de percevoir, sentir, manier et ainsi rencontrer pratiquement des êtres vivants aussi bien que des choses. » ajoute-t-elle. Le bricoleur s’arrange avec « les moyens du bord ». C’est avec ce qu’il a à portée de main qu’il compose et coopère, pour mener à bien son projet. Il n’a pas recours au concept : il manipule les choses. Le bricoleur collectionne les rebuts, recycle les déchets, répare, et renonce à la perfection, limite le consumérisme (renonce au superflu), choisit le « ça va comme ça » à la place de l’optimum, se débrouille. Il redonne de l’utilité à l’inutile. Et permet aux êtres humains de (re)découvrir qu’ils sont dépendants les uns des autres et qu’il y a une liaison ombilicale qui les lie aux choses, autres êtres, aux situations. Il s’appuie sur des relations de réciprocité, d’entraide ou d’entente.

Le bricoleur est amateur, il est heureux, il est libre. » Fanny Lederlin

Conclusion

La perte de sens dans le travail est venue de la séparation entre le penser et le faire, et a été renforcé par l’apparition du chômage de masse. Le travail manuel, en tant qu’activité salarié ou en tant que loisir avec le bricolage, vient réconcilier le penser et le faire, la théorie et la pratique, ce qui pourrait se résumer par la phrase de Bergson :

Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action. »

Il est donc en cela une réponse au manque de sens, parce qu’il est complet et sollicite tout l’être. L’artisan se confronte au réel, cherche la solution au problème posé par l’observation, l’analyse, la déduction ; il s’engage physiquement dans la réparation ou la fabrication ; puis il gère son développement commercial, tout comme ses dossiers administratif et comptable. C’est le contraire de la « parcellisation des tâches ». C’est pour cela qu’il attire à lui tant de personnes, dont de nombreux cadres, spécialisés dans des tâches répétitives qui les brident, et dont ils ne comprennent pas toujours l’utilité et la finalité.

Ce retour aux métiers manuels devrait être renforcé par le développement de l’IA : 61 % des salariés pensent que l'IA (Sondage OpinionWay 2022) encouragera à opter pour des activités concrètes et manuelles. Nicolas Bergerault, co-fondateur de L’atelier des Chefs, a déclaré : « Les métiers de la main et de l'humain qui recrutent, permettent d'espérer de confortables revenus et ont besoin de bras que l’IA ne viendra pas remplacer. A-t-on déjà vu ChatGPT couper des cheveux ou préparer le dîner du soir ? »

Pour aller plus loin

  • Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail (2016)

  • Fanny Lederlin, Éloge du bricolage – Souci des choses, soin des vivant et liberté d’agir (2024)

  • Henri Vincenot, Les Étoiles de Compostelle (1985)

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